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RICHARD WAGAMESE
Les Etoiles s'éteignent à l'aube

"Le garçon se leva et tendit une main que son père saisit. Il sentait les os de ses doigts et la rugosité sèche de sa peau contre sa paume. Il le tira pour le mettre debout, puis il coinça un bras autour de son dos et sous son aisselle, et il commença à marcher. Ils se frayèrent un chemin sur les cent mètres d’espace qui les séparaient du bord et l’atteignirent. En dessous d’eux, dans la vallée, la rivière était un ruban de mercure. Elle ondoyait au fond, ici et là ils percevaient la hachure des arbres, des arbustes et des buissons, ainsi que l’imprécise blancheur des pierres sur les berges. Derrière, les montagnes formaient un mur noir. Le garçon amena son père aussi près de l’extrémité du précipice qu’il l’osa; ils restèrent ainsi accrochés l’un à l’autre à regarder impassibles au-delà de ce vaste espace. "

RICHARD WAGAMESE
Starlight

KEITH WALDROP
Taches d'eau

Traduit de l'américain par Paol Keineg

"Même si son rêve est
vraiment lié au
bruit de la pluie, il
n'acceptera pas le il
pleut
de quelqu'un qui dort."

"Dans la clairière
la plus lointaine, des malentendus
continuent de se lever."


KEITH WALDROP
Le vrai sujet

"Il perçoit le présent comme du temps emprunté, emprunt au-delà de ses moyens, dette qu'il ne pourra jamais espérer rembourser.

Il paierait très cher pour croire que le temps est une contradiction dans les termes. Il donnerait n'importe quoi pour un miracle juste à temps.

Il a soif d'intervalle."

"On demande à Jacob de Lafon de dessiner le cadran d'une horloge. Il le représente par un cercle que décrit la rotation d'une fronde. Sa fronde n'a pas de cible précise, ni de zone privilégiée, elle n'est d'aucune obédience particulière.

Quand on lui demande d'expliquer pourquoi les aiguilles reviennent à leur point de départ, son esprit se met à dériver vers les îles d'un archipel."


FORMES

aube - brune

allumé - éteint

organisation oscillatoire, un genre de
sablier vivant

sexe - mort - lèpre

surface sensible et
en dessous
un silence, bref
mais intense

depuis le cœur re-
distribué, esprit

curieux
ordinaire, arbitraire
au plus profond

imprimé sur les
doigts, tout
l'animal souffrant

sous les grandes ellipses, noyau
magnétique, est-ce que les immortels
rêvent ?

feu - soleil - évaporation d'acide car-
bonique

échelle au mur, viens


DAVID FOSTER WALLACE

La page David Foster Wallace sur Lieux-dits

ROBERT WALSER

ROBERT WALSER
L'homme à tout faire

Un matin à huit heures, un jeune homme s'arrêta devant la porte d'une maison solitaire, de coquette apparence. Il pleuvait. « Je suis presque étonné, pensa-t-il, d'avoir pris un parapluie ». Car il y avait eu un temps où il se passait toujours de parapluie. Au bout d'un de ses bras tendu vers le sol, il tenait une valise brune de la catégorie la moins chère. L'homme, apparemment, avait fait un voyage. Devant ses yeux, une plaque d'émail portait cette inscription: C. Tobler, bureau technique. Il attendit encore un instant, comme pour réfléchir à une quelconque chose sans aucune importance, puis appuya sur le bouton de la sonnette électrique, sur quoi une personne ouvrit la porte, une bonne selon toute apparence, pour le laisser entrer.
« Je suis le nouvel employé », dit Joseph, car c'était là son nom. Eh bien, qu'il veuille entrer et descendre, la bonne lui indiquait la direction, là en bas dans le bureau. Monsieur serait là dans un instant.


ROBERT WALSER
Retour dans la neige

Quand dans l'antique et encombrant omnibus à chevaux, qui trottinait pourtant avec souplesse, je traversais les rues et la vie de Berlin, ce qui me revigorait et m'amusait toujours, j'ai souvent entendu le contrôleur plus très jeune et bienveillant dire d'une cocasse et modeste façon ce petit mot insignifiant, mais à cet instant tout de même assez important et qui, par souci de l'ordre et du règlement, figurait d'ailleurs aussi sur une pancarte qu'on pouvait afficher ou non, l'inscription : COMPLET.


ROBERT WALSER
Le brigand

Edith l'aime. Nous y reviendrons. Peut-être, s'agissant d'un bon à rien qui n'a pas un sou, n'aurait-elle jamais dû ouvrir de relations avec lui. Il semble qu'elle lui envoie des déléguées, ou comment dire, des chargées de mission. Il a des amies, comme ça, un peu partout, mais il n'y a rien de sérieux là-dedans, et encore moins avec la fameuse histoire des cent francs. Jadis il lui est arrivé par pure générosité, par philanthropie, de laisser en d'autres mains cent mille marks. Quand on rit de lui, il rit aussi. Rien que ce trait pourrait déjà paraître inquiétant chez lui.



LOUISE WARREN
observations

Que doit-on réveiller en premier? Ce qui hante? Ce qui fut hanté? Quelle science secrète, vivante, portons-nous dans nos tremblements, nos hésitations, nos doutes? A quel corps appartenir?

HERBJORG WASSMO
Le livre de Dina


HERBJORG WASSMO
Un long chemin

"Il a cinq ans et il sait que la cave à pommes de terre du grand-père est spéciale. De l'extérieur, elle est comme toutes les autres caves à pommes de terre, mais personne n'a plus le droit d'y entrer. Même pas le grand-père !
L'enfant se souvient bien de la haute voûte en pierre à l'intérieur. Le père avait dit que c'était parce qu'elle était solide et construite en granit qu'ils l'avaient prise."


HERBJORG WASSMO
Cent ans

"La honte. Pour moi, c'est au cœur du problème. La honte, j'ai toujours essayé de la camoufler, de l'esquiver ou d'y échapper. Écrire des livres est en soi une honte difficile à cacher puisqu'elle est documentée de manière irréfutable. La honte y trouve son format, pour ainsi dire.
Durant mon enfance et mon adolescence à Vesteralen, je tiens un journal dont le contenu est terrifiant. Si éhonté qu'il ne doit tomber sous les yeux de personne. Les cachettes sont diverses, mais la première est dans l'étable vide de la ferme que nous habitons. Sur une solive que je peux atteindre par une trappe aménagée dans le plancher et qui servait autrefois à évacuer le fumier. L'étable devient en quelque sorte un lieu d'asile. Vide. À part les poules. Et j'ai pour tâche de leur donner à manger."


HERBJORG WASSMO
Ces instants-là

"Elle glisse en arrière vers ce qu'elle ne sait pas.
La rosée du soir s'élève des tourbières et du lac. Comme un souffle étranger. Rend tout irréel. Se dépose sur les tolets quand elle rame. La friction des avirons se fait lointains soupirs.
Le pêcheur a le visage tourné vers elle et voit le chenal. Lève la main pour indiquer où ils vont. Elle ajuste le cap à coups de rame mous sans rien dire. Ramer, elle sait."

PATRICK WATTEAU
Docimasie

"Il ne faudrait peut-être qu'une pluie rousse où bougent les nageoires de la lumière."

DAVID HESKA WABBLI WEIDEN
Justice indienne

"La vitre de la chambre d’hôpital était opaque, comme si elle n’avait pas été lavée depuis des années, mais je parvenais malgré tout à apercevoir les collines rousses et les prairies ondoyantes de la réserve dans la lumière du couchant. Autrefois, avant Christophe Colomb, il n’y avait que des Indiens ici, pas de gratte-ciel, d’automobiles, de rues. Bien entendu, on n’utilisait pas les mots “indien” ou “amérindien”, à l’époque ; nous étions seulement des gens. Nous ne savions pas que nous étions soi-disant des ivrognes, des paresseux ou des sauvages. Je me demandai comment ce serait, de vivre sans ce poids sur ses épaules, sans le poids des ancêtres assassinés, de la terre volée, des enfants maltraités, le fardeau qui pesait sur tous les Amérindiens."

PETER WEISS
L'esthétique de la résistance

"Notre conception d’une culture ne coïncidait que rarement avec ce qui se présentait comme un énorme réservoir de biens, d’inventions et de sciences accumulées. Ne possédant rien, nous nous approchions d’abord avec crainte de tout ce qui avait été amassé, pleins de respect, jusqu’à ce qu’il nous apparaisse clairement qu’il nous fallait remplir tout cela de nos propres échelles de valeurs, que nous ne pourrions utiliser l’ensemble de ces notions que si elles exprimaient quelque chose concernant nos conditions de vie ainsi que les difficultés et les particularités de notre manière de penser."

EUDORA WELTY
Le brigand bien-aimé

"Le jour touchait à sa fin lorsqu'un bateau accosta à l'Embarcadère de Rodney, sur le Mississippi. Clément Musgrove, planteur innocent, chargé d un sac d'or et de nombreux cadeaux, en débarqua. Il avait voyagé depuis la Nouvelle-Orléans sans rencontrer aucun péril, et son tabac avait été vendu à bon prix aux hommes du Roi. A Rodney l'attendait un cheval qu'il avait mis à l'écurie en prévision de son retour, et il comptait passer la nuit là, à l'auberge, car bien des dangers le guettaient sur le chemin de sa demeure. Au moment où il posait le pied sur le rivage, un soleil couleur de sang sombrait dans le fleuve et, simultanément, le vent se leva et couvrit le ciel de nuages noirs, jaunes et verts, gros comme des baleines, qui passèrent devant la face de la lune. Le fleuve était couvert d'écume, et les bateaux arrimés à l'embarcadère, ballottés par les vagues, tiraient sur leurs amarres.


MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 1 Les orphelins du Mont Scarlow

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" Debout dans la clairière, je sors mon thermos et me verse une tasse de thé. Le sol est mouillé, je répugne à m’asseoir. C’est un lieu commun de dire ça, je sais, mais on s’arrête rarement pour écouter ce qui se passe autour de nous. J’ai appris à écouter dans cette forêt, sous les frondaisons. Les premières fois où je sortais j’emportais mes écouteurs. Un dans l’oreille droite, rien dans la gauche. Les bois ne sont pas silencieux, enfin pas vraiment ; et si vous restez immobile assez longtemps, vous entendez toutes sortes de bruits : frémissements, caquetages, etc. Quand il pleut, une véritable cacophonie végétale s’installe. Au petit matin, les oiseaux poussent de drôles de clameurs outrées. Je ne fréquente plus la forêt à la nuit tombée depuis belle lurette. La dernière fois où je m’y suis risqué, c’était il y a une vingtaine d’années, en compagnie de Justin et de Tomo. Nous avions trouvé le garçon. Il reposait à l’endroit où la forêt s’éclaircit, dos à la montagne, là où le sentier se perd dans les marécages. Je n’aime pas les silences, car cette scène tourne en boucle dès qu’ils se prolongent. Pratiquement vingt ans se sont écoulés, et le souvenir de ce que nous avons découvert cette nuit-là ne s’estompe pas. L’homme masqué disait qu’il comprenait, il disait qu’en effet certains fantômes ne disparaissent jamais. Je crois que c’est ce que nous avons fini par admettre, mon père et moi. En tout état de cause, ajoutait l’homme masqué, peut-être que cette confession m’aiderait.


MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 2 La tuerie de Macleod

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" Les habitations groupées sur la plaine côtière au nord de Blackpool n’ont rien d’engageant. De nombreuses salles de jeux et de paris ont gangrené les rues, affichant sans complexe leur opportunisme. Sur Stanwel High Street, on voit des types aux habits miteux squatter le belvédère, entre le magasin de discount et la bibliothèque municipale, et proposer des boîtiers d’antenne aux passants. Les anciens se souviennent encore de la suie sur les appuis de fenêtre, des mouchoirs souillés de traces noirâtres, et du grincement de la cage d’ascenseur qui ramenait les travailleurs à la surface en fin de journée. Dire que la dépression frappe Stanwel, c’est répandre le vieux cliché selon lequel les villes du Nord se sont vu confisquer leur moyen de subsistance. Mais on pardonnera facilement l’expression si on parcourt les rues giflées par le vent glacial en provenance de la mer d’Irlande, où le souffle asthmatique et rance des salles de jeux se mêle aux innombrables cliquetis de la musique électronique. "


MATT WESOLOWSKI
Six versions - Tome 3 Le diparu du Wentshire

Traduction de l'anglais de Antoine Chainas

" La forêt du Wentshire se situe à cheval entre l’Angleterre et le pays de Galles, elle déborde dans les terres comme une tache d’encre verte sur une carte. Il s’agit d’une étendue boisée surtout peuplée de chênes. On dit que les arbres au cœur de la forêt ont plus de cinq cents ans. Le site, pourtant classé Territoire d’intérêt patrimonial, consistait en un Parc naturel moribond, fréquenté par ses derniers touristes avant le rachat des terres en 1996 par le ministère des Armées. La base aérienne du Wentshire s’étend désormais parmi la végétation. La portion de la route A appelée « traverse de la forêt du Wentshire » est aujourd’hui fermée par des barrières renforcées surmontées de caméras. Des amendes forfaitaires de mille livres ont été dressées à l’encontre de quelques intrus au fil des ans. La traverse est une ancienne voie romaine qu’on surnommait autrefois le « passage de la Mutilée ». Contrairement aux tracés rectilignes en vigueur à l’époque, la traverse se compose de lacets épousant les courbes de niveau. D’un côté l’Angleterre, de l’autre le pays de Galles."

EDITH WHARTON
Ethan Frome

 "Si vous connaissez Starkfield, Massachusetts, vous connaissez le bureau de poste. Si vous connaissez le bureau de poste, vous avez sûrement vu Ethan Frome y arriver dans son buggy, lâcher les rênes sur l’échine tordue de son cheval bai et traverser en se traînant le trottoir de briques jusqu’à la colonnade blanche : et vous avez sûrement cherché à savoir qui il était."

KENNETH WHITE
Un monde ouvert

...dans la chaude puanteur
des débuts de la planète
c'est la pluie
qui rendit possible la respiration...

COLSON WHITEHEAD

La page Colson Whitehead sur Lieux-dits

 

 

WALT WHITMAN
feuilles d'herbe
Préface et choix de bernard delvaille

"Je reconnais incorporés en moi gneiss, charbons, mousses aux longs filaments, fruits, graines, racines comestibles,
Je suis stuqué des pieds à la tête de quadrupèdes et d'oiseaux..."

 

BENJAMIN WHITMER
Les dynamiteurs

"C'est dans les nuits sans sommeil que je pense à Denver.
Celles que vous passez quand vous grimpez dans un train de marchandises vide qui quitte l’Oklahoma, avec la poussière rouge qui danse sur le plancher, virevolte et défile en cyclones, et que votre présence insomniaque crée un silence tourmenté, terrorisé, qui se propage comme un cancer aux autres vagabonds. Ou quand vous vous trouvez dans la mangeoire d’un wagon à bestiaux qui traverse le Texas et que vous êtes sur le point de tourner maboule à cause du beuglement des longhorns, alors vous sautez à terre et vous restez éveillé jusqu’à l’aube, à l’abri de la pluie dans la cabane de chiotte au toit qui fuit de je ne sais quelle maison ravagée par les flammes. "

" Ma tête se mit à palpiter de noir tant ce monde était immense, disjoint et vide. "


BENJAMIN WHITMER
Pike
Cry father
Evasion

"Les prisons sont là pour cacher que c’est le social tout entier, dans son omniprésence banale, qui est carcéral."
JEAN BAUDRILLARD


" IL rêve encore du Mexique. De passage de frontière. De quitter sa peau d’Américain comme un serpent qui mue. Puis de marcher dans le matin froid, corps pétri par l’étouffante sensation de n’avoir pour ainsi dire aucune vie propre, pas dans ce coin-là. Il y a ici des lois pour lesquelles les Mexicains n’ont toujours pas trouvé de mots. Des lois de territoire, des lois pour la décence, des lois pour la façon de marcher, des lois pour la vitesse. Des lois qui prolifèrent comme des cellules cancéreuses, et derrière elles des prisons qui jamais ne se vident, qui bourgeonnent dans les petites villes américaines comme des tumeurs. Pike se souvient de la première bouffée d’air qu’il aspira la première fois qu’il traversa le Rio Grande. Cet air était grand et propre, et l’avait rendu tel. Il se réveille et fume une cigarette au lit. Il réfléchit. Puis il va jeter un coup d’œil à Bogey. Toujours en vie. Recroquevillé en caleçon dans la baignoire, son corps noueux luisant de sueur, peau pâle et frissonnante. Il a l’air de s’être fait torturer, plus d’une fois. Son torse de moineau est lacéré de cicatrices, et il a un coude bosselé, déformé, et une marque de brûlure mouchetée en forme de T sur l’omoplate gauche, étirée et tordue comme si on avait appliqué le fer rouge alors que le jeune gars se débattait comme un damné. Et son ronflement siffle et crisse comme les ronflements qui passent par des nez amochés. Et il y a une ecchymose qui lui traverse la poitrine de part en part. Violet, noir : la puissance de la poussée de Pike. Pike actionne la ventilation, allume une cigarette, les yeux fixés sur l’ecchymose."

OSCAR WILDE
Le portrait de Monsieur W.H.
1889

L'âme humaine sous le régime socialiste

"Ils se voient au milieu d'une hideuse pauvreté, d'une hideuse laideur, d'une hideuse misère. Ils sont fortement impressionnés par tout cela, c'est inévitable. [ ... ] Par suite, avec des intentions admirables, mais mal dirigées, on se met très sérieusement, très sentimentalement à la besogne de remédier aux maux dont on est témoin. Mais vos remèdes ne sauraient guérir la maladie, ils ne peuvent que la prolonger, on peut même dire que vos remèdes font partie intégrante de la maladie. Par exemple, on prétend résoudre le problème de la pauvreté, en donnant aux pauvres de quoi vivre, ou bien, d'après une école très avancée, en amusant les pauvres. Mais par là, on ne résout point la difficulté; on l'aggrave, le but véritable consiste à s'efforcer de reconstruire la société sur une base telle que la pauvreté soit impossible. Et les vertus altruistes ont vraiment empêché la réalisation de ce plan."


WILLIAM CARLOS WILLIAMS
Asphodèle
suivi de
Tableaux d'après Brueghel

Paysage à la chute d'Icare

"Selon Bruegel
lorsque Icare chuta
c'était le printemps

un fermier labourait
son champ
réveillée l'année

déployait tous ses
atours vibrant
près

des rivages marins
en toute
indifférence

chauffant au soleil
qui fit fondre
la cire des ailes

imperceptiblement
à hauteur de la côte
il y eut

une éclaboussure presque inaperçue
c'était
Icare qui se noyait"

JOHN WILLIAMS
Butcher's Crossing

« Il ne se souvenait plus de l’ascension laborieuse ni de l’étendue désertique qu’ils avaient parcourue, suants et assoiffés, ni de Butcher’s Crossing, où il avait débarqué seulement quelques semaines auparavant. Ce monde lui parvenait vaguement, par intermittence, comme caché dans un rêve. Il avait passé dans cette vallée la seule partie de sa vie qui importait, et quand il la contemplait – plate et jaune, avec ses hauts murs rocheux boisés de pins, dont le vert foncé se mêlait au rouge doré flamboyant des trembles changeants, surmontée du bleu intense du ciel calme –, il lui semblait que les contours ondoyaient devant ses yeux, que son regard même modelait le paysage, qui à son tour déterminait sa propre existence. Il ne pouvait s’imaginer ailleurs que là où il était. "


"Andrews voyait désormais parfaitement la harde. La robe terre d’ombre des bisons contrastait nettement avec le jaune-vert pâle de l’herbe, mais se mêlait à la teinte plus sombre de la forêt de pins, sur le versant escarpé en arrière-plan. La plupart se reposaient sur l’herbe douce de la vallée – de simples bosses, semblables à des pierres, sans individualité ni forme particulière. Quelques-uns pourtant se tenaient au bord du troupeau comme des sentinelles, d’autres broutaient nonchalamment et d’autres encore restaient immobiles, leur énorme tête poilue courbée entre leurs jambes de devant, dont la longue fourrure emmêlée empêchait de distinguer le galbe. Un vieux mâle portait sur les flancs d’épaisses cicatrices, visibles de loin. Un peu à l’écart des autres animaux, il était tourné vers les hommes à l’approche, tête baissée, ses cornes incurvées, de la couleur de l’ébène, brillant au soleil, lumineuses contre la toison noire qui pendait sur son front. Il ne bougeait pas. "

ANILA WILMS
Les assassins de la route du Nord

Traduction de l'albanais de Carole Fily

" Ils étaient tellement absorbés dans leur dispute qu’ils n’avaient pas remarqué ce qui s’était passé pendant la nuit sur la place où, le lendemain, un jeudi, se tiendrait le marché. En arrivant à l’aube sur leurs charrettes chargées de fagots de bois, bottes de paille, sacs de pommes de terre et de charbon, de poules et d’oies, chapelets d’oignons, bidons d’huile, sacs de fromage, pots de beurre, paniers d’œufs et outres remplies de vin, les paysans découvrirent, derrière le tombeau de Kaplan Pacha, au bord de la place, les jambes de trois pendus qui se balançaient à leur potence.
C’étaient les assassins de la route du Nord. "

Ce roman s'inspire d'un fait historique qui s'est produit en Albanie en 1924.

CALLAN WINK
August

Traduction de l'américain de Michel Lederer

"L’affût se trouvait près du sommet de la colline, dans un repli de terrain, et il avait été aménagé à l’aide de rondins et de branches. On pouvait s’y embusquer et, installé là, le dos tourné aux érables à sucre, regarder s’éveiller dans le jour naissant la forêt alentour. Le père d’August ne possédait qu’un seul fusil, un vieil Arisaka japonais 7.7 mm à viseur mécanique, estampillé d’un chrysanthème sur le récepteur. Son propre père, un Marine, l’avait rapporté du Pacifique Sud. L’heure avançait, les paupières de Dar s’alourdirent puis se fermèrent. Le fusil sur les genoux, il ronflotait. Lui n’avait jamais été Marine – trop jeune lorsqu’avait éclaté la guerre du Vietnam, et jamais appelé par la suite. Le regardant dormir, August se sentit à la fois content et déçu de ne pas être le fils d’un soldat."


CALLAN WINK
Courir au clair de lune avec un chien volé
Nouvelles
Traduction de l'américain de Michel Lederer

"Au retour, il passa devant la maison au chien et, comme d’habitude, il ne vit aucun signe de vie alentour. Le pick-up généralement garé devant n’était pas là. Sid longea le grillage au ralenti puis rebroussa chemin. Après avoir réfléchi un instant, il s’arrêta et, sans couper le moteur, descendit pour contourner la maison. Enchaîné à une table de pique-nique bancale, le chien était couché sur un lit de paille sale. Il n’aboya pas, n’esquissa même pas un mouvement, se contentant de regarder l’inconnu, le museau posé sur ses pattes de devant. Sid détacha la chaîne accrochée au collier du chien, qui le suivit alors jusqu’au pick-up, sauta dedans et s’installa sur la banquette, la truffe collée au pare-brise sur lequel elle laissa une trace humide. Sid roula en direction du banc rocheux exposé à tous les vents qui surplombait la ville et y lâcha l’animal.
Dans l’heure qui précéda la tombée de la nuit, ils levèrent trois compagnies de perdrix et deux tétras à queue fine. Le chien filait contre la brise au milieu des buissons d’armoise et de brome des toits, pareil à un superbe mécanisme conçu pour accomplir la seule et unique tâche à laquelle il est destiné. "


DON WINSLOW
La griffe du chien
Cartel
La frontière

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Jean Esch

Washington, DC
Novembre 2016

"En se réveillant le lendemain de l’élection, Keller se dit qu’il ne comprend plus son pays.
Nous ne sommes pas ce que je croyais, pense-t-il.
Nous ne sommes absolument pas ce que je croyais.
Il accomplit les rituels matinaux par automatisme. Il reste longtemps sous le jet brûlant de la douche, comme si celui-ci pouvait chasser son état dépressif (peine perdue), se rase, s’habille, puis descend pour préparer le café.
Ce qui le déprime le plus, c’est la perte d’un idéal, d’une identité, d’une image de ce qu’est ce pays. De ce qu’il était.
Car son pays a voté pour un raciste, un fasciste, un gangster, un être narcissique qui se pavane et fanfaronne. Un homme qui se vante d’agresser les femmes, qui se moque d’un handicapé, qui copine avec des dictateurs. Un menteur avéré.
C’est même pire que ça, évidemment. "

TOBIAS WOLFF
Un voleur parmi nous

"Parfois, quand je ferme les yeux, son visage remonte à la surface, à la rencontre du mien, comme un reflet dans un bassin quand on se penche pour boire.
Un jour, je me le suis imaginé assis sur les marches d’une maison mitoyenne. Un chien noir était étendu près de lui, le museau calé entre les pattes de devant. La pelouse, de son côté, était dégarnie, envahie de mauvaises herbes et jonchée de jouets. La pelouse de la partie voisine était verte et bien entretenue. Un arroseur automatique tournoyait à toute vitesse, projetant des gerbes d’eau incurvées. Lewis regardait l’arc-en-ciel flottant dans le nuage de fines gouttelettes au-dessus de l’arroseur. Ses doigts glissaient sur le pelage doux du chien, sur la tête puis dans le cou, l’effleurant à peine. J’espère que Lewis s’en est bien sorti. Tout de même, il doit encore se souvenir plus souvent qu’il ne le souhaiterait qu’il a été renvoyé de l’armée pour vol. Cela doit lui sembler incroyable qu’une telle chose lui soit arrivée, incroyable et injuste. Il n’était pas parti pour devenir un voleur. Pas plus qu’Hubbard n’était parti pour devenir un déserteur. Peut-être avait-il de bonnes raisons de déserter, peut-être même avait-il des principes qui ne lui ont pas laissé le choix. Ou bien était-il simplement trop découragé pour faire autre chose ? Découragé, malheureux et effrayé. Quelle qu’en soit la cause, ce n’était certainement pas ce qu’il avait voulu au départ. "


TOBIAS WOLFF
notre histoire commence

"L'été suivant mon année de troisième, j'ai traversé une crise d'indépendance et, en auto-stop, je suis passé de fermes en fermes dans la vallée pour chercher du travail à la journée, cueillir des baies ou nettoyer les étables. Finalement, j'ai trouvé un endroit où le fermier me payait dix cents de l'heure de plus que le salaire minimum et où sa femme, dodue et en manque d'enfant, me préparait à déjeuner et s'affairait autour de moi pendant que je mangeais, si bien que je suis resté jusqu'à la rentrée."